D u s t . & . W a t e r ▌{Axel . Lily}

Khasan ouvrit subitement ses grands yeux verts, une grimace de terreur et de surprise mêlée déformant son visage pâle. L’instant d’après, son nez cognait durement le sol goudronné de la rue sur laquelle lui et Peter progressaient depuis une dizaine de minutes. Une sorte de glapissement s’échappa de ses lèvres, ponctué par un éclat de rire gras et moqueur venant de derrière lui. Le trentenaire sentit ses yeux s’humidifier immédiatement alors qu’une douleur cuisante traversait son nez, comme si une lame chauffée à blanc venait d’y être enfoncée. Encore un peu sonné, il resta immobile un moment, sentant un liquide chaud se répandre dans sa bouche, sa gorge et sous sa joue, toujours collée au bitume.

« Et bah alors ! » S’esclaffa Peter en se penchant au-dessus de sa carcasse « On tient plus debout mon grand ? »

Le brun au teint livide ne répondit rien. Qu’est-ce qu’il aurait bien pu répondre à ça de toute manière ? "C’est toi qui vient de me faire tomber ! J’te déteste" ? Tout ce qu’il y aurait gagné, c’était une claque derrière la tête et une flopée d’insultes… avec de la chance. Beaucoup de chance même.
Son ami jouait les gais lurons depuis ce matin mais le tchétchène savait bien que ce n’était qu’une façade. Il le connaissait assez pour savoir que Peter était de mauvaise humeur. Il avait toujours été un peu claustrophobe et se retrouver coincé sur l’île de Deavon ne l’enchantait pas. Il angoissait. Et on ne pouvait pas en vouloir à son ami d’être sur les nerfs parce qu’il avait peur ! Quel genre ed personne ferait ça.
Alors Khasan le laissait faire pour le moment. Même s’il avait conscience qu’il le laisserait toujours faire en fin de compte et que l’humeur de Peter ne s’arrangerait jamais.

Avec lenteur, le trentenaire se redressa en portant ses mains à son visage sanguinolent. Il espérait que son nez n’était pas cassé… Il n’avait pas vu d’hôpital jusque là et s’en voudrait de déranger le gentil réceptionniste pour lui demander une adresse. De toute manière, Peter ne le laisserait jamais aller à l’hôpital. On y posait trop de questions et i lavait toujours beaucoup de mal à en ressortir. C’était donc une pensée stupide. Une parmi tant d’autres. Khasan avait conscience de ne pas être un homme très intelligent mais il s’en voulait chaque fois qu’il pensait à des choses bêtes de ce style. Heureusement, Peter était là pour le corriger quand il faisait preuve de débilité.

« Allez viens mon p’tit rat » soupira soudain son compagnon en attrapant son coude pour l’aider à se redresser

Khasan se laissa faire, reconnaissant, et se retrouva bientôt sur ses pieds. Il vacilla un instant, la tête lui tournant un peu à cause du choc, mais ne tarda pas à retrouver son équilibre. Peter attrapa alors le bas de visage entre deux doigts, lui pinçant douloureusement les joues comme il avait l’habitude de le faire. Il le scruta ensuite avec attention, les sourcils froncés dans une expression soucieuse. Le tchétchène n’osa pas lui signaler qu’il lui faisait mal et se contenta d’attendre patiemment. Finalement, son ami lui adressa un large sourire et lui donna quelques tapes affectueuses.

« Mais ma parole t’es un héro ! T’as réussi à te rendre encore plus laid qu’avant ! Bravo !! »

Tiquant d’agacement, son interlocuteur repoussa sa main et poussa un soupir en effleurant son nez douloureux. Il grimaça puis renifla doucement, dégouté par le son humide qui s’éleva et par le goût métallique du sang qui lui encombrait maintenant la gorge. Il n’avait pas l’impression qu’il soit cassé, juste pas mal amoché, tant mieux. Par contre, ses coudes et ses genoux semblaient éraflés et le tiraillaient douloureusement sous ses vêtements sombres. Pauvre Peter… il devait vraiment être très angoissé pour réagir de cette manière avec lui.
Affichant une moue plus boudeuse qu’autre chose, il cracha un mélange de salive et de sang par terre et grimaça une fois encore.

« Tu vas pas faire ta fillette » grogna Peter près de lui « Estime-toi heureux, personne t’as vu t’écraser comme la dernière des merdes sur c’fichu trottoir »
« Je fais pas ma fillette » protesta mollement Khasan, son accent de l’est ressortant comme chaque fois qu’il était irrité
« Tu fais toujours ta fillette. Bon, on y va sur cette foutue plage ou tu préfères chialer sur mon épaule ? »

Le trentenaire lui répondit par un haussement d’épaules et, remuant prudemment son nez douloureux dans des grimaces peu attractives, il se remit en route. Peter et lui s’étaient en effet mis en tête d’aller sur la plage la plus proche de l’hôtel où ils résidaient depuis leur arrivée sur l’île. De toute manière, ils n’avaient pas grand chose de plus à faire ici…
Khasan se demandait encore pourquoi il avait accepté de venir à Deavon. C’était les premières vacances de toute sa vie. Enfin du moins, c’était la première fois qu’il partait dans un endroit paradisiaque pour se la couleur douce et loger dans un hôtel. Techniquement, il était en vacances depuis sa naissance puisqu’il n’avait jamais travaillé, mais ressentait quand même ce séjour comme tel… et avait comprit qu’il n’aimerait pas ça à la minute où il avait posé un pied sur le port. Et Peter partageait son avis.

Quelques minutes après l’incident, les deux amis atteignirent enfin la plage de sable blanc sur laquelle ils avaient prévu de passer leur journée. Enfin encore une fois, c’était une décision de Peter puisque Khasan pour sa part, détestait l’eau. Mais il ne pouvait pas refuser à son ami de se changer les idées alors qu’il était si anxieux tout de même ! Ça aurait été cruel de sa part.
Le trentenaire se laissa tomber sur le sable chaud essuyant le sang qui maculait encore son visage d’un revers de la main. Il n’avait jamais eu une très bonne hygiène et avait l’habitude d’être tâché de son propre sang. Peter n’était pas un mauvais bougre, il était comme son père, il s’inquiétait simplement beaucoup pour lui. Et quand il était inquiet, il frappait.
Son ami resta debout à ses côtés tandis qu’il attrapait une poignée de sable entre ses mains qu’il frotta l’une contre l’autre d’un air absent, se déconnectant peu à peu du monde qui l’entourait…

Khasan essaya de chasser Peter de ses pensées pour rester concentré sur les personnes qui lui faisaient face. Il était impoli de ne pas regarder une personne dans les yeux lorsqu’elle s’adressait à vous, son père lui avait fait la leçon plusieurs fois à ce sujet. Piotr lui avait rentré ça dans le crâne à la force de ses poings et le petit garçon qu’il était alors n’arrivait jamais à comprendre pourquoi, lorsqu’il obéissait, son père le cognait pour avoir osé le défier du regard…
Déglutissant péniblement, le tchétchène hocha doucement la tête à l’énonciation des prénoms des deux intrus. Il n’accorda qu’un rapide coup d’œil au dénommé Axel puis concentra toute son attention sur la brune qui l’accompagnait. Parce qu’elle était gentille. Elle avait une belle voix, sentait bon et en plus, elle était très jolie.

Mais elle n’avait pas vu son ami ; l’autre non plus.
Curieusement, ce détail ne dérangea pas Khasan. Si l’angoisse l’avait d’abord submergé, avec un peu de recule, il ne trouvait pas ça si dérangeant. Si Peter avait été là, il les aurait chassés. Il aurait dit de vilaines choses sur Lily et se serait moqué de l’autre. Peut-être même qu’il l’aurait provoqué jusqu’à ce qu’ils se battent. Il aimait bien faire ça.
Et lui il ne voulait pas. Pas alors qu’ils s’intéressaient à lui…
Son regard balaya une dernière fois la plage et cette fois, il espérait secrètement ne pas apercevoir son ami.

Lorsqu’il porta à nouveau ses yeux émeraude sur Lily, cette dernière était en train d’ôter son tee-shirt. Sa bouche devint soudain sèche et il baissa immédiatement la tête, comme si ce contact visuel l’avait brûlé. Il détestait voir les choses des filles. Evidemment, il trouvait ça beau et parfois même, ça l’excitait. Il ressentait des picotements un peu partout et son entrejambes lui faisait mal.
C’était étrange : à la fois désagréable et pourtant, les frissons qui le parcouraient étaient plaisants. Khasan enfonça ses mains devenus moites dans le sable et en prit une poignée pour les frotter l’une contre l’autre, comme précédemment.
Il était partagé entre l’envie de disparaitre entièrement dans le sable et celle d’observer le corps sculpté de l’hispanique. S’il regardait juste un peu, il pourrait avoir un beau souvenir pour s’endormir ce soir ou pour quand Peter le frapperait.
Mais le trentenaire n’osa pas relever les yeux avant d’entendre la voix d’Axel s’élever près de lui. Lily avait disparue vers l’eau. Elle lui avait échappé… son cœur se pinça malgré lui.

Il ne se laissa pourtant pas aller à sa déception et adressa un petit sourire à son interlocuteur. Il releva ses jambes et les entoura de ses bras. Il avait lu quelque part que les signaux corporels étaient aussi efficaces que les mots et il espérait qu’Axel comprendrait qu’il souhaiter garder ses distances et ne plus être touché.
Même si l’homme avait changé de ton et lui souriait gentiment, Khasan ne pouvait s’empêcher d’être méfiant. Quelque chose le gênait. Il avait la même impression qu’avec Peter…
Il n’était pas en sécurité.
Même s’il appréciait qu’on s’intéresse à lui et qu’on le questionne, il ne voulait pas en dire trop. Pas à lui. Peut-être à elle, mais pas à lui.

« Je viens de Tchétchénie. Mais je suis venu aux Etats-Unis quand j’étais… petit » expliqua-t-il en jugeant préférable de ne pas regarder Axel dans les yeux « Pas petit…hmm… adolescent » rectifia Khasan en trouvant le mot sur lequel il butait « Mon ami il est américain aussi mais je sais plus d'où il est né. Et vous êtes mariés ? »

Il pointa un index en direction de l’eau, sans pour autant tourner son regard vers l’eau. Il savait que Lily était loin et sûrement déjà dissimulée par les flots, mais c’était plus fort que lui. Il sentait qu’il transpirait. Il avait chaud et soif. Sa gorge était sèche. Peut-être que c’était à cause de ses vêtements. Peter lui disait toujours de ne pas s’habiller en noir mais il aimait cette couleur. Il lui disait aussi de ne pas mettre de pantalon et de tee-shirt à manche longue quand il faisait une telle chaleur, mais il n’aimait pas qu’on le voit.
Maintenant, il avait très chaud et la nudité de Lily n’avait pas vraiment aidé…

Le tchétchène prit une longue inspiration pour tenter de se recentrer. Il chercha la force nécessaire pour chasser ses mauvais souvenirs de son esprit mais, comme toujours, ce n’était pas chose aisée. Les paroles de Lily l’avait chamboulé plus qu’il ne l’aurait voulu. Si Peter avait été là… il lui aurait probablement rie au nez. L’amitié c’était de la connerie pour lui. La plupart des gens étaient bien mieux seuls. Un « ami » ne servait qu’à casquer quand la situation l’exigeait. Les amis fidèles étaient des gens faibles… et Khasan en était le meilleur exemple selon lui.
Même si le trentenaire avait depuis longtemps abandonné l’idée de lui faire entendre raison, il continuait à croire en cette valeur qu’était l’amitié. Parfois il se disait que c’était idiot, que son compagnon de route avait raison… mais alors pourquoi continuait-il à le suivre ?
S’il le détestait autant, le méprisait continuellement, pourquoi perdait-il son temps en sa compagnie ?
Il était vrai qu’à de nombreuses reprises, Peter l’avait laissé à son sort et lui avait tourné le dos (en général dans les moments les plus critiques), mais il était toujours revenu.
Qu’est-ce que ça signifiait ? Y avait-il quelque chose à comprendre là-dedans ? Peut-être Peter l’utilisait-il tout simplement ; recherchait-il juste un pauvre type à martyriser pour occuper ses journées ?
Trop de questions encombraient son esprit. Il détestait ça… et la seule personne capable d’y répondre et de mettre un terme à tout ça était aux abonnés absents.

Mais il était égoïste. Près de lui, Lily semblait perdue dans ses pensées elle aussi. Songeuse, son expression paraissait torturée, son regard un peu trop brillant pour qu’elle puisse le tromper. Du coin de l’œil, il aperçut une goutte d’eau s’écouler sur sa joue. La jeune femme étant trempée, il ne pu dire avec exactitude s’il s’agissait d’une larme ou non. Il aurait pourtant mis sa main à couper que c’était ça.
Voir une femme pleurer le rendait fou.
Il avait trop souvent vu sa mère pleurer. Elle avait pleuré juste avant de faire cette chose terrible qui le faisait hurler et se réveiller en sueur les nuits où il en rêvait.
Mais cette vision fit curieusement disparaitre ses propres démons et il accorda toute son attention à son interlocutrice. Sans qu’il ne s’en rende compte, ses poings se serrèrent jusqu’à en blanchir la jointure.

Une fois encore, elle lui parlait d’amitié. Un des sujets qui lui tenait le plus à cœur. Khasan n’avait qu’un ami et il savait qu’il n’en aurait jamais d’autre. Il n’avait pas le droit ; Peter avait été formel sur ce point ! Il lui avait fait rentrer sa consigne par la force, enfonçant encore et encore son visage dans le mur d’une ruelle sordide en le tenant par les cheveux. Après ça, il avait prit grand soin de lui et l’avait réparé comme l’aurait fait un vrai ami…
Et le tchétchène avait été si reconnaissant qu’il n’avait plus jamais essayé de se faire d’autres copains.
Pourtant, face à lui, Lily semblait triste. Elle avait pleuré ! Il fallait qu’il soit gentil avec elle. Visiblement, elle voulait en savoir plus sur lui, devenir plus complice... comment pouvait-il refuser et lui tourner le dos !?
Ça aurait fait de lui quelqu’un de vraiment très méchant ! D’insensible.
Non décidément, Peter avait tort : les gens avaient besoin les uns des autres.

Gonflant sa poitrine de courage, il adressa un demi-sourire à Lily et acquiesça à sa remarque. Prenant sur lui et après avoir hésité quelques secondes, il fit glisser sa main vers celle de l’hispanique et la posa délicatement dessus. Les battements de son cœur s’étaient accélérés sous l’émotion qui l’étreignit jusqu’à la gorge mais il n’y prêta pas attention.
Il voulu baisser la tête vers leurs mains jointent pour les observer mais se retint et garda ses yeux plongés avec aplomb dans ceux de la brune, lui souriant toujours.

« C’est gentil » finit-il par lâcher

Jugeant que le contact avait assez duré, il tapota affectueusement le dessus de la main de Lily et ôta rapidement la sienne pour venir réentourer ses jambes relevées devant lui. Il laissa son regard se porter sur la mer et reprit bientôt la parole, préférant rebondir sur un autre sujet abordé par la jeune femme pour éviter une conversation trop sérieuse. Il n’avait jamais aimé ça. C’était déprimant.

« C’est un peu bizarre de se retrouver là » confirma-t-il, plus étendu qu’auparavant et fier de son attitude chevaleresque « J’suis jamais allé en vacances avant alors je savais pas trop quoi emmener pour vêtements… ils avaient dit qu’il ferait beau dans la… hem… le papier qu’ils ont donné, mais j’étais pas bien sûr. D’où je viens -pas en Tchétchénie, à Seattle- quand il fait chaud, il fait pas… vraiment chaud comme ça » expliqua Khasan en prenant un air important « Puis je pensais que… comment dire… on serait encouragé par des gens… hmm… non… accueillit par des gens. Mais j’ai vu personne à part de l’hôtel. Je sais pas trop comment j’ai gagné ça non plus parce que je sors jamais vraiment de chez moi, j’fais pas de concours et j’ai eu mon appartement il y a que… »

Le trentenaire leva ses mains à hauteur d’yeux pour utiliser ses doigts et faciliter son décompte. Une fois satisfait, il les laisser retomber et se tourna vers Lily.

« Trois semaines » conclut-il « J’ai pas le phone et pas beaucoup de gens avaient mon adresse alors… je sais pas bien »

Un silence chargé d’attente les entoura après le discours de Khasan. Pendant ces terribles secondes, il se dit que Lily allait partir. Elle n’avait pas aimé la manière dont il avait parlé (et il pouvait la comprendre, il détestait quand Peter se montrait grossier !) et allait lui tourner le dos en le traitant de grossier personnage. Il disait parfois ça à Peter : tu es un grossier personnage ! Mais son ami le lui faisait très vite regretter.
Mais finalement, la jeune hispanique mit fin à ses supplices en prenant la parole d’un ton doux et posé. Mieux, elle acceptait son offre !
Le sentiment de fierté et d’allégresse qui envahit le tchétchène fut pourtant de courte durée. Il venait de s’engager à faire monter Lily jusque dans sa chambre et prenait le risque de tomber sur Peter. Il n’aimerait pas du tout ça. Oh non, c’était certain, il n’aimerait pas.
Il ferait l’intéressant, jouerait les séducteurs mais dès que la brune aurait le dos tourné, son ami le ferait payer. C’était couru d’avance…
Et si jamais il se conduisait mal avec elle ? Si jamais il utilisait des gros mots, la touchait comme il le faisait parfois ou essayait de l’obliger à coucher avec lui ? Ce serait terrible et Khasan ne pourrait jamais se le pardonner.
Il savait de quoi Peter était capable et cela se résumait en deux mots : du pire.
Il n’y avait rien qui puisse l’arrêter, rien qu’il n’avait pas déjà fait ou se trouverait incapable de réaliser. Son compagnon de route n’avait peur ou honte de rien.
Khasan la défendrait du mieux qu’il le pourrait évidemment, mais serait-il assez résistant ? Combien de temps pourrait-il tenir tête à Peter ?
La réalité le rattrapa très vite. Il n’aurait pas à défendre Lily et à jouer les chevaliers blancs. Elle avait Axel.
Cette pensée entacha quelque peu l’humeur du trentenaire.

Et les choses ne s’améliorèrent en rien lorsque Lily reprit la parole pour lui parler de Peter.
La brune au teint halé détourna son visage du sien, comme pour lui dissimuler son expression. Mais il en voyait assez pour voir que le sujet la touchait particulièrement. Il pouvait le sentir. De toute manière, tous ceux qui lui parlaient de Peter arboraient la même expression de gêne, il s’y était habitué. Son ami mettait les gens mal à l’aise, ça avait toujours été le cas et quand ils en parlaient avec lui, ils prenaient toujours mille précautions et n’osaient croiser son regard.
Khasan avait alors l’impression que tout était de sa faute, que c’était du reproche qu’il lisait en fait au fond de leurs yeux. Il détestait ça...
Ça le mettait en colère, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Même s’il connaissait Peter, le craignait et détestait la manière dont il se comportait avec les autres, le tchétchène avait du mal à entendre d’autre que lui le dénigrer. Il estimait être le seul en droit de critiquer son ami.
Il se trouvait injuste et méchant de raisonner comme ça, mais il ne pouvait lutter.

Son expression s’assombri encore un peu lorsque des bribes d’une conversation avec son compagnon lui revinrent soudain. Peter lui avait parlé de Lily. Du moins, il était maintenant persuadé qu’il s’agissait d’elle.
Une petite salope vicieuse. Voilà le terme qu’il avait employé. Une petite salope vicieuse lui avait résisté et n’allait pas tarder à goûter à son foutre. Il comptait l’étouffer avec, la mordre, la frapper jusqu’à ce qu’elle s’étouffe avec ses propres dents. Il allait la saigner à mort pour lui faire payer son affront.
Peter avait ponctué son discours d’un coup de pied dans son arrière train. Il avait eu sacrément mal et son ami avait bien rit.
Alors tout ça était la faute de Lily… Pourtant il lui faisait confiance, il avait l’impression qu’elle était gentille. Mais à cause d’elle, Peter avait été de mauvaise humeur et s’était vengé sur lui. C’était sûrement à cause d’elle qu’il l’avait fait tomber et saigner tout à l’heure !
Prenant sur lui et ne laissant rien paraitre de son irritation, Khasan haussa une épaule, même si Lily ne pouvait le voir faire.

« Oui, il lui arrive d’être vulgaire » concéda-t-il d’un ton plus froid que précédemment, presque offensé « Mais faut pas se… se vexer. Il parle comme ça parce qu’il a été élevé à la rude, dans la campagne. Mon père parlait comme ça aussi. Ils appellent un chat un chat, et crient plus qu’ils ne mordent »

Evidemment, Khasan mentait sur ce dernier point. Peter comme son père mordait au moins aussi fort qu’il parlait. Mais il était là pour défendre son cas après tout. Et pourquoi au juste ? Pourquoi défendait-il son ami alors qu’il le traitait de cette manière ?
Parce que s’il n’avait pas Peter, il était seul. C’était une raison simple mais cruelle.

« Désolé si il a été un peu… hem… direct avec toi » se radoucit Khasan, se sentant de nouveau honteux

Lily ne méritait pas qu’il la traite avec autant de d’irrespect. Il connaissait bien Peter et était persuadé que c’était lui qui avait lancé les hostilités, lui qui avait été odieux avec la jeune femme et l’avait fait répondre de la manière provocante qu’il lui avait décrire.
Il s’en voulait mais c’était plus fort que lui, il ressentait le besoin de protéger et défendre son seul et unique ami, de justifier son comportement sans l’accuser de tous les maux. Parce que personne d’autre que lui n’aurait jamais l’audace de prendre le parti d’un être aussi mauvais et méprisable que Peter… il le savait. Et l’inverse était vrai.

« Il est gentil parfois. Enfin souvent ! » Se rattrapa maladroitement Khasan « Je le connais depuis que je suis tout petit. C’était un magicien et il m’a apprit des tours. Et puis il m’a aidé beaucoup quand j’avais des problèmes. Il est toujours resté avec moi, même quand… enfin quand je n’étais pas gentil »

Le terme « pas gentil » était évidemment faible pour ce qu’il avait fait…

Khasan observa son interlocutrice scruter la jetée, son visage s’obscurcissant légèrement. Elle paraissait soucieuse, mal à l’aise. Non, ce n’était pas exact. Lucy voulait simplement ne plus être seule avec lui. Elle commençait à avoir peur, à se méfier, à le trouver bizarre, dérangeant. Il le sentait. Il avait toujours pu sentir ces choses là.
Toute sa vie on lui avait lancé ce regard plein de pitié, de gêne. Parfois, il avait l’impression d’être nu. Il se disait que c’était peut-être la raison pour laquelle les gens n’osaient jamais le regarder, qu’ils détournaient le regard et semblait soudainement bien pressés… Il lui arrivait de vérifier s’il portait toujours ses vêtements, et c’était bien sûr le cas. Alors quoi ? Était-ce une parole qu’il avait eue ? Un geste déplacé ? Ou bien était-ce simplement son visage singulier qui les dégoutaient tous ?
Une vague de colère bouillonnante le traversa et son regard changea l’espace de quelques secondes.

« Kurwa… » Murmura Peter, fixant la silhouette de l’hispanique dans un rictus malveillant

L’éclat emprunt de folie s’éteignit bientôt et Khasan refit surface sans s’être rendu compte de rien. La colère venait de se transformer en ce vieux compagnon de route : la honte.
Il avait fait quelque chose. Quelque chose qui avait déplu à Lucy et lui donnait envie de s’enfuir. Ou du moins s’était-elle mise à espérer le retour de son mari.
Pendant sa courte absence, Lucy avait attrapé une cigarette et l’avait allumée. Elle se consumait maintenant entre ses doigts fins. Il contempla un instant le nuage de fumée opaque qui s’échappa de ses lèvres pour s’élever et se fondre dans l’air.
Il avait envie d’une clope lui aussi. C’était idiot, il ne fumait même pas. C’était Peter qui fumait, comme un pompier. Et pourtant il avait ce goût en bouche. Ce goût qu’il détestait… rien qu’une petite clope.

« Tu n’as jamais envisagé de rencontrer d’autres personnes. D’avoir d’autres amis. Ca se fait tu sais. »

Le tchétchène sortit de ses contemplations et plongea son regard dans celui de Lucy qui redevint fuyant. C’était vexant et en même temps, comment lui en vouloir ? Elle réagissait comme tout le monde, ça avait juste été plus long qu’avec certains.
Le problème venait de lui, pas d’eux. Il ne devait pas lui en vouloir… mais il ne pouvait s’empêcher d’être en colère. Pas parce qu’il trouvait tout ça injuste mais simplement parce qu’elle en parlait.
Elle parlait de Peter. C’était interdit. Bon, d’accord, c’était lui qui avait commencé mais ça avait été une erreur. Et il ne voulait plus en parler. Ne le voyait-elle pas ? Ne comprenait-elle pas ?
Quand Peter le saurait
(il savait toujours tout)
il lui ferait mal. Il le frapperait et lui ferait la moral. Et ce serait de sa faute à elle. Il allait avoir mal à cause d’elle mais elle s’e fichait et continuer de parler de Peter ouvertement. Et d’une mauvaise manière…

« Je n’ai pas besoin d’autres amis, Peter ça suffit. Et d’ailleurs, je ferai bien de le retrouver très vite. Il ne va pas aimer que je le laisse tout seul comme ça » répliqua-t-il plutôt sèchement, entreprenant de se relever « Si tu veux toujours voir le papier de l’hôtel, tu as qu’à venir avec ton mari dans ma chambre, je vous montrerai. C’est la chambre 254 »

Maintenant debout, le trentenaire essuya ses mains sur son pantalon, le regard fuyant, partagé entre deux sentiments. D’un côté, il était fier d’avoir parlé comme ça à Lucy ; comme un homme ; comme Peter en moins grossier. Mais d’un autre côté, il avait l’impression d’être très méchant et souffrait déjà de son comportement. Elle ne méritait pas ça. Pourquoi est-ce qu’il faisait ça ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Elle s’était montrée gentille avec lui jusque là et s’intéressait à sa vie, lui posait des questions...
Et c’était ça le problème. Il n’avait pas le droit de répondre aux questions. Si il n’avait pas répondu aux questions des messieurs en uniforme et parlé de Peter, ils ne l’auraient pas enfermés.
C’était de sa faute. Il avait détesté cette période et pourtant, il recommençait. Son ami avait raison, il ne fallait pas qu’il parle de lui aux autres. Il le savait pourtant !
Il valait mieux partir avant qu’il ne soit trop tard et que Lucy se retourne contre lui et lui fasse mal. Qu’elle l’enferme et qu’il étouffe. Encore. Il ne le supporterait pas.

La voix de Lucy le tira de ses pensées une fois encore.